Retour à Reims [Fragments] : les voix des fils d’ouvriers résonnent à Cannes

 

Présenté à la Quinzaine des réalisateurs, le documentaire de Jean-Gabriel Périot adapte le texte du philosophe et sociologue Didier Eribon. Le cinéaste évoque les origines et la part d’intime de ce film fort sur l’histoire ouvrière.

À l’origine de Retour à Reims [fragments], présenté au Festival de Cannes, dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs : une proposition de la productrice Marie-Ange Luciani à Jean-Gabriel Périot. « Elle m’a appelé pour me dire son envie d’une adaptation de l’ouvrage de Didier Eribon, à base d’archives en relation avec cette histoire intime et politique du monde ouvrier, explique le cinéaste de Nos défaites. Ce livre  paru en 2009], je l’avais lu et apprécié ; mais sa proposition m’a étonné. Retour à Reims me semblait un peu doux pour quelqu’un comme moi, dont les positionnements politiques sont plus frontaux. Avant de rencontrer Marie-Ange, je l’ai tout de même relu en essayant d’imaginer un film, et ma perception a changé. Non seulement parce que certaines pages m’évoquaient un cinéma ouvriériste que je connais assez bien ; mais aussi parce qu’entre-temps, j’avais été troublé par certaines réactions de spectateurs à mes deux derniers films, Nos défaites et De la joie dans ce combat. »

Dans l’un, Jean-Gabriel Périot questionne le rapport à la politique de jeunes gens d’une manière exempte de démagogie, que d’aucuns jugèrent condescendante. Des femmes de milieux populaires participant, dans l’autre, à un atelier de chant de l’Opéra de Paris, il entendit qu’il les avait « rendues belles ». « Cela sous-entendait qu’elles ne l’étaient pas. Or, je n’avais rien fait pour qu’elles le soient. J’avais filmé les jeunes de Nos défaites comme si ç’avait été mes cousins et ces femmes, comme si ç’avait été mes tantes. Ces réactions m’ont un peu désarçonné, en cela qu’elles présupposaient que je n’appartenais pas à la classe des personnes filmées. Travailler le livre de Didier Eribon pouvait me donner l’occasion de revenir sur mon histoire comme lui-même l’avait fait. »

Si l’auteur de Retour à Reims est issu d’une famille d’ouvriers, celle de Jean-Gabriel Périot, tout aussi populaire, est constituée de petits travailleurs isolés, de livreurs, de serveurs... « Politiquement, ça oscillait entre rien et un vague gaullisme ; de sorte que j’ai grandi sans transmission de cette culture ouvrière que j’ai découverte bien plus tard. Dans la famille de Didier Eribon, la bascule s’est faite du Parti communiste à l’extrême droite ; dans la mienne, on est passé de la droite molle à l’abstention. »

Sans doute fallait-il, selon lui, être lié, peu ou prou, aux classes pauvres, pour adapter Retour à Reims sans risquer de verser dans un point de vue de « dame patronnesse ». « Je ne l’aurai d’ailleurs pas fait si Marie-Ange Luciani [issue d’une famille de paysans corses] n’avait pas, elle aussi, porté en elle une histoire de transfuge de classe », confie le cinéaste, qui s’est lancé dans cette adaptation avec autant de scrupules que de libertés.

La figure de la mère

Ramener aux dimensions d’un film d’une heure et demie le récit éclaté de Didier Eribon, qui passe allègrement d’une époque et d’un personnage à l’autre, abordant de nombreuses thématiques, supposait de le trahir en assumant une série de choix. En l’occurrence, d’écarter tout ce qui avait précisément trait à la personne de l’auteur – de la question homosexuelle à celle du transfert de classe. Jean-Gabriel Périot s’est ainsi concentré sur l’histoire ouvrière, à travers la figure de la mère qui le touchait plus particulièrement. Il a aussi rétabli un fil chronologique, et procédé à un montage très synthétique de phrases tirées du livre.

Sur ces « fragments » dits par la comédienne Adèle Haenel, Jean-Gabriel Périot appose des images d’archive de diverses natures, avec lesquelles les phrases dialoguent ou se mettent en tension. Le film élargit ainsi le propos du livre, en lui associant une variété de représentations de l’histoire ouvrière du courant des années 1950 à nos jours. Des plans d’actualités comme des bribes de reportages, des fragments de documentaires, voire de fictions. Qu’importe leur nature : « Chaque film, indépendamment de son genre, nous renseigne sur le moment de sa production. Comme l’a dit Godard, à qui l’on demandait la différence entre fiction et documentaire, tous les films sont des documents. » Et de citer certaines fictions de Marin Karmitz, reconstitutions des luttes ouvrières s’attardant sur les visages mieux que ne le font les reportages tournés à l’orée des années 1970.

« On a vainement cherché dans les archives télé des années 1980-1990 l’expression de points de vue racistes autour du vote FN, poursuit Jean-Gabriel Périot. Quand on y voit passer un électeur frontiste, c’est un gros beauf qui dit une saloperie, et seule subsiste sa petite phrase – trop dure pour être utilisée. La fiction offre des choses plus intéressantes. » Comme cette scène de La Crise (Coline Serreau,1992), dans laquelle Michou (Patrick Timsit) justifie posément son racisme par le fait d’habiter Saint-Denis, dans le voisinage d’étrangers qui « ne foutent rien » et profitent éhontément des allocations.

Croisant les histoires collective et intime comme le réel et la fiction, Retour à Reims [fragments] vaut pour l’audace et la pertinence de son projet, comme pour l’aboutissement de sa réalisation.

 

François Ekchajzer
Télérama
15 juillet 2021
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